Cette fois encore, je ne sais plus où je suis. Je tâtonne de la main à la recherche de la petite sphère que je touche du bout des doigts. Elle s’illumine faiblement, étirant les ombres à l’extrême. Je suis trempée de sueur. Mon cœur est comme pris dans un étau. Je tente désespérément de respirer. Je suffoque, je panique. Je veux crier mais mes poumons sont vides. À cet instant précis, j’ai toujours l’impression de mourir. Je ne supporte plus de vivre dans cette minuscule cellule. Pourtant, la réalité est plus douce que mes songes. Dormir est devenu mon pire cauchemar. J’ai la poitrine qui se contracte tellement fort qu’elle ne laisse entrer qu’un mince filet d’air. À chacun de mes réveils, je suis totalement désorientée. Mon esprit s’obstine à refuser ma nouvelle réalité.
Depuis combien de temps suis-je enfermée dans cette prison ? Je n’en ai pas la moindre idée. Tout comme la raison pour laquelle j’y suis retenue. Je ne me souviens pas avoir commis de crimes ou de fautes impardonnables. J’ai dû être juste au mauvais moment, au mauvais endroit. De toute façon, mon esprit est trop embrouillé pour comprendre ce qui m’est arrivé. Qui enfermerait une femme pendant autant de temps, toute seule, sans pouvoir voir d’autres humains ? Sans procès. Sans condamnation. Et c’est comme ça depuis quand déjà ? Un mois ? Un an ? Dix ans ? Je ne sais même pas. Impossible de tenir des comptes ici. Je deviens à moitié folle… À moins que je ne le sois totalement ? On me donne à manger quand on y pense par le soupirail. Je ne peux voir personne. Pas même un doigt. Et personne ne me parle jamais. Du moment que je rends mon bol, on me nourrit. J’ai essayé d’arrêter de manger, mais mon corps n’a rien voulu savoir. La seule chose qui me fait penser qu’il y a un humain qui m’apporte mes repas, ce sont ses pas qui résonnent dans le vide immense autour de moi. Il n’y a même pas d’autres prisonniers dans mon enfer. J’ai tout tenté pour entrer en contact avec n’importe qui. Mais il n’y a personne d’autre. Je suis seule, toute seule.
Je tente encore une fois de me calmer. Je fais la même crise de panique à chaque réveil. Mes seuls semblants de repères, ce sont ces fichus repas qu’on m’apporte de façon irrégulière. Je le sais parce que j’ai compté entre chaque passage. Je n’ai rien de mieux à faire de toute façon. Sans voir la lumière du jour, il est impossible de se repérer. Ici, tout est à l’envers, plus rien n’a de sens. Le temps n’existe plus. Je suis coincée dans mon passé, sans présent, ni futur. Je deviens vraiment cinglée. Je reste prisonnière de mes crises de paniques, de mes angoisses, de moi-même.
Il faut qu’il se passe quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais il faut vraiment qu’il se passe quelque chose. Je ne peux pas continuer à vivre dans cette cellule froide, humide et sombre. Là où même les personnes qui me portent à manger, ne sont finalement que des fantômes. La seule perturbation à ce silence de mort, c’est la faible eau qui coule en permanence dans un petit bac sans fond. Il me serre pour tout. Je bois au-dessus du trou par lequel je fais mes besoins. Cette eau glacée me coule dans le dos lorsque je fais pipi. Je tente aussi parfois, de me laver un peu, sans savon évidemment. L’eau est si glaciale que souvent je prends froid. Rien de grave, mais avoir la crève sans mouchoir, c’est vraiment pénible. De temps en temps j’essaie de donner un coup de propre à mon unique robe qui pue la mort. Sans grand succès. Je suis seule, totalement seule. Je ne vois pas ce que j’ai pu faire pour mériter un châtiment pareil. Je ne mérite pas ça. J’ai passé des jours à crier à l’aide ou à tenter de rentrer en communication avec la ou les personnes qui viennent me donner à manger. Personne ne me répond jamais. Souvent de colère, je jette la nourriture au travers de la pièce pour finir par lécher le sol, rongée par la faim. Parfois, on m’oublie et je ne mange pas pendant un temps qui me semble une éternité.
J’ai trop de temps pour réfléchir. Je revis encore et encore ma propre mort et celle de mes enfants. À ces moments-là, les angoisses arrivent à leur paroxysme. Comment a-t-il pu me tuer ? Mais surtout comment a-t-il pu tuer mes enfants ? Et pourquoi ? J’ai beau chercher, je ne trouve pas d’autres raisons que la folie. Il avait l’air d’être au summum de l’extase quand il m’a explosé le crâne. Le plus dingue, c’est quand je l’ai entendu se délecter de mon sang. À chaque fois que je revis cette scène, je hurle ma douleur, ma frustration, ma propre folie… Je hurle à m’en briser les cordes vocales. Je griffe la porte de mes ongles arrachés. Je frappe le sol de mes poings, ainsi que la porte et les murs de ma prison. Parfois même de désespoir j’utilise ma tête. Le sang coule et je m’évanouis de douleurs. D’autres fois, je finis par m’endormir encore parcourue des spasmes de mes sanglots.
Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Le temps n’existe plus. Ma vie n’est qu’une succession de crises d’angoisses, de colères, de paniques, de violences et de folie à l’état brut. Je ne suis plus rien, ni personne. Je finis même parfois par oublier qui je suis. Ces rares moments sont une douce parenthèse dans mon infinie douleur.
D’autres fois, j’arrive à retourner dans mon passé, je revis les moments les plus anodins de ma vie. Je redeviens la mère de trois enfants, mariée à un soldat français, qui est sous les ordres de mon père. Je redeviens cette femme qui n’avait pour toute ambition que de prendre soins des quatre personnes les plus importantes de sa vie. Je redeviens cette femme qui emmenait ses enfants à l’école et qui n’avait que le souci de savoir ce qu’elle allait faire à manger à midi. Je redeviens cette femme qui se maquillait et se faisait les ongles pour plaire à son mari. Pas cette loque ignoble que je suis devenue. Pour un temps, je retourne dans ma cuisine. Je prépare un gâteau avec Benjamin. Je brosse les cheveux d’Élise. Je vais chercher des légumes au jardin avec Eliott. Mais il y a toujours un moment où mon bourreau repointe le bout de son nez, la seule personne qui me fait replonger dans l’enfer de ma nouvelle existence, si c’en est une.
Peut-être que je devrais remonter à nouveau le fil de toute cette histoire. Voir ce que j’aurais pu oublier et qui m’apporterait les réponses aux deux seules questions qui comptent maintenant : Comment j’ai fini par atterrir ici et surtout comment en sortir ?
Tout a commencé alors que j’étais dans ma cuisine en train de préparer de bons petits plats pour le repas de midi. Mon mari était rentré la veille d’une longue mission de six mois en Afrique. La maison était en fête. J’avais eu beaucoup de mal à envoyer les enfants à l’école, ce matin-là. Ils voulaient passer du temps avec leur père. Surtout qu’il devait repartir en mission dans moins de deux semaines. Moi aussi je voulais profiter de lui le plus possible. Malheureusement, la plupart du temps, il avait du mal à rester avec nous après une longue absence. Il finissait toujours par partir voir ses copains. Mais pour une fois, il était resté à la maison. Peut-être parce que je lui préparais son plat préféré. Du moins, c’est ce que j’espérais. Il était tranquille, dehors, au téléphone. Même s’il n’était pas avec moi, je le voyais par la fenêtre pour mon plus grand bonheur. Il était là. J’aurais fait n’importe quoi pour lui. Il était le centre de nos vies, autour duquel, moi et les enfants nous tournions sans jamais réussir à le saisir. Cette journée s’annonçait plutôt bien. Il était de bonne humeur. Je ne comprenais pas ce qu’il était en train de dire, ni même avec qui il parlait. Mais il semblait entendre de bonnes nouvelles, ce qui me donna le sourire. La vie de soldat est dure. Souvent il ramenait avec lui un paquetage de cauchemars et d’agressivité. À ces moments-là, on marchait toujours sur des œufs pour ne pas le froisser, encore plus qu’en temps normal. Aujourd’hui, je me sentais détendue comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps en sa présence. Je fredonnais même une chanson.
Concentrée sur ma préparation, je fus tirée de ma rêverie par ses bras puissants qui me tirèrent tendrement à lui. Son nez vint me chatouiller l’oreille.
- Tu sens bon Marie, murmura-t-il avant de me retourner face à lui.
Mon sang bouillonna instantanément dans tout mon corps. Qu’est-ce qu’il m’avait manqué. Qu’est-ce que je pouvais le désirer cet homme-là. Nous nous embrassâmes avec fougue. Nous avions tellement de temps à rattraper. Le désir monta en moi comme jamais. Il me souleva pour me poser sur la table de la cuisine. Ma respiration était haletante. Je le voulais plus que tout et tout de suite. Nos corps se plaquèrent l’un contre l’autre. Je sentais son bas ventre gonfler contre le mien. Mais soudain, il s’arrêta.
- Tu as appelé l’assurance pour ma moto ?
- Quoi ? lui répondis-je à moitié sonnée par cette question qui n’avait rien à faire là.
- Je te demande si tu as bien appelé l’assurance pour ma moto, pour que je puisse la prendre cet après-midi.
- Nnnn Non.
- Comment ça non ?
- Non, tu ne me l’as pas demandé. Tu m’as dit que tu t’en occuperais en rentrant. On peut voir ça après. Tu veux bien ?
Je tentais de l’embrasser à nouveau, pour qu’il revienne à ce que nous étions en train de faire. Mais il me repoussa violemment.
- Merde, tu fais chier. Tu n’as rien d’autre à foutre de tes journées. Tu pourrais au moins faire ce que je te demande.
- Je t’assure que tu m’as dit que tu allais le faire. C’est pas grave, je vais tout arranger mon chéri. J’appelle tout de suite l’assurance. Tu pourras faire de la moto cet après-midi. »
Toute envie de lui m’avait abandonnée. Si je ne voulais pas que la situation s’envenime, j’avais intérêt à passer cet appel au plus vite. Je me dirigeai immédiatement vers le téléphone. Mais il m’attrapa par le bras en me le tordant.
- Lâche-moi, tu me fais mal.
Il resserra encore plus sa poigne.
- T’es qu’une pauvre merde, ma pauv’fille. T’es même pas capable de passer un simple coup de téléphone. Tu es vraiment qu’une feignasse. Tu n’as rien d’autre à foutre de tes journées. Tout ce que je te demandais c’était de prendre ce foutu téléphone, dit-il en le prenant de sa main libre, et passer un coup de fil avec.
En même temps, il me frappa violemment au visage avec l’appareil. Je sentis mes lèvres éclater sous le choc. Je vis trente-six chandelles. Jamais il n’avait levé la main sur moi. Des insultes et des humiliations, il y en avait eues beaucoup, mais pas de violences physiques, jamais. Mon cerveau se mit sur « pause » en état de choc. Qu’est-ce qui venait de se passer ? Je ne sentais aucune douleur. J’étais comme détachée de la réalité.
Soudain, il me lâcha et éclata de rire en se tenant les côtes.
- Tu vois, tu viens de le passer ce foutu « coup » de téléphone. Tu l’as bien senti celui-là, hein ? T’es pas près de l’oublier.
Je touchai négligemment mon nez qui saignait abondamment comme mes lèvres. Je ne comprenais pas ce qui le faisait rire. Je ne l’écoutais pas vraiment. Je me sentais comme anesthésiée, déconnectée.
Ne me voyant pas réagir, il redevint très agressif. L’orage grondait dans le bleu de ses yeux.
- Il y a quelqu’un là-dedans ? dit-il en me tapotant le front de l’index. Avoue que tu l’as fait exprès de ne pas passer ce coup de téléphone. Ou alors tu as Alzheimer. C’est peut-être les deux. Ou encore pire, tu me prends pour un con... Merde, c’est pas possible, tu fais toujours tout pour me mettre en colère. C’est pourtant pas compliqué de faire ce que je te demande. Un enfant de quatre ans en serait capable. Ce qui t’arrive, c’est uniquement de ta faute… Et oh, il y a quelqu’un là-dedans ?
Il recommença à me frapper le front de son index. Je ne réagissais toujours pas. Je n’étais plus vraiment là. J’en étais restée au coup qu’il venait de me mettre en plein visage. Je n’en revenais toujours pas.
- Non mais regarde toi. Tu fais tout pour m’énerver. Tu vois comment tu m’énerves ? Tout ça c’est de ta faute ! Non mais, comment j’ai pu me marier avec ça ! Tu ne sais pas la chance que tu as qu’au moins moi je veuille de toi ! Personne d’autre que moi pourrait supporter une débile pareille !
Mon cerveau s’est remis en marche laborieusement et j’ai commencé à pleurer, en me laissant glisser au sol.
- J’en peux plus, Jérôme, il faut que ça s’arrête… Je fais tout ce que je peux pour toi, je te le jure, mais ça ne va jamais. J’en peux plus, j’y arrive plus…
- Tu essaies de me dire quoi là ? Tu veux partir ? Et bien pars !
- Non, ce n’est pas ce que je veux…
- Il y a intérêt.
Il me souleva par un bras pour me remettre debout. Il me regarda avec un sourire sadique et pervers. Puis, il m’envoya son poing dans la figure. Il me cogna tellement fort que je sentis le coup raisonner dans tout mon crâne. Ma mâchoire émit un craquement sinistre. Je percutai violemment le meuble derrière moi. Ma tête se fracassa contre un angle. J’étais à moitié sonnée. Pendant quelques secondes, le temps sembla se figer encore une fois…
- Putain ! Espèce de salope, tu m’as pété la main !
Ses hurlements me ramenèrent à la réalité. J’ai alors tenté de me relever tant bien que mal. J’ai senti un liquide chaud me couler derrière la tête. Je l’ai touché. Ma main était poisseuse de sang. J’ai essayé de me retenir au mur mais ma main glissa. Je suis retombée sur le sol. J’ai essayé de parler, mais ma mâchoire ne répondait plus. Elle n’était plus en place. Je ne pensais pas qu’elle pouvait se déboîter ainsi. Soudain une douleur atroce traversa mon cerveau. Il me sembla exploser. La souffrance était insoutenable. Je me suis recroquevillée sur moi-même. Le sol se teinta de rouge par endroits. Je n’arrivais plus à bouger. Cette douleur m’avait enlevé toute réflexion. Mon mari me regarda avec un rictus mauvais aux lèvres. Il me souleva en m’attrapant par le cou. Il me plaqua contre le mur en me maintenant de son bras valide. Il se pencha vers moi et me susurra à l’oreille :
- Alors, petite salope, tu fais moins la maligne, hein ? Je vais bien m’amuser avec toi. Et après je vais te crever ma toute belle ! J’attends ce moment depuis tellement longtemps. Si tu savais…
Je levai les yeux vers lui pétrifiée de peur. Qui était l’homme en face de moi ? Je ne comprenais plus rien. Ma seule certitude était qu’il allait réellement me tuer. Je suis sortie de ma stupeur d’un seul coup. C’était irréel. Sans réfléchir, je lui mis un violent coup du tranchant de la main dans sa pomme d’Adam, comme mon père me l’avait appris. Il me lâcha, se pencha en avant sous le choc, le souffle coupé. Je lui mis un violent coup de genou dans le visage, qui provoqua un craquement sec. J’avais dû lui casser le nez. Malgré la douleur, je me suis mise à courir vers la porte d’entrée. Ma tête tourna de plus en plus. J’étais prise de nausées. Malgré tout, je savais que ma seule chance de rester en vie était de m’enfuir en voiture. J’ai attrapé les clés dans le bol près de la porte. J’étais presque sortie de la maison quand une main m’arracha les cheveux en me les tirant violemment en arrière. Je me suis écroulée sur le carrelage, le souffle coupé. Il se mit à califourchon sur moi et m’attrapa la gorge d’une main, sans pour autant m’empêcher de respirer.
- Hé, tu crois aller où comme ça ? La partie n’est pas finie. Je veux encore m’amuser un peu avant de te tuer, me dit-il pendant que du sang coulait de son nez sur mon visage.
J’ai tenté de me dégager en ruant, sans succès. Je n’avais aucune chance contre un soldat des commandos de l’armée. Pourtant, je ne voulais pas le laisser m’assassiner sans réagir. Je tentai de lui griffer le visage avec mes mains. Mais il les attrapa avec une facilité déconcertante.
- Tu vas me donner un peu de fils à retordre. J’adore ça. Ce sera encore plus marrant.
J’aurais voulu lui hurler dessus et l’insulter mais ma mâchoire ne répondait plus du tout. Elle était restée coincée, ouverte. Il me coinça les bras entre mon corps et ses cuisses qu’il resserra fermement. Je ne pouvais bouger que mes jambes, mais ça ne me servait à rien. J’ai paniqué. Je n’arrivais plus à réfléchir. Il a approché son visage du mien pour me susurrer encore une fois :
- Je vais te tuer comme j’ai tué ta fouineuse de meilleure amie. Elle a mis son nez dans mes affaires. Je l’ai fait disparaître. Comme je vais le faire avec toi. Tu ne me sers plus à rien. Ni toi, ni les trois sales mioches que je t’ai fait. Je vais les saigner comme des porcs. Je vais même peut-être m’amuser un peu avant avec notre si jolie princesse. Mais, c’est une bonne idée ça ! Je vais peut-être même le faire après aussi. Ce petit corps tout neuf et tout vigoureux, c’est excitant. Ça me changera de toi... Tu ne dis rien ? … Ah j’oubliais que tu ne peux plus parler. Attends, je vais arranger ça. Ce serait dommage que tu ne puisses pas me dire au revoir, tu ne crois pas ?
Il prit ma mâchoire dans ses mains pour me la remettre à sa place. La douleur fut terrible. Mais rapidement j’eus beaucoup moins mal quand ce fut fait.
- Où en étions-nous ? Ah oui. J’allais t’expliquer comment tu allais mourir.
Il approcha à nouveau son visage du mien. Je fis des petits mouvements rapides avec ma mâchoire pour en reprendre le contrôle le plus vite possible. Quand il fut assez près, je lui mordis le visage de toutes mes forces. Il se mit à hurler de douleur. Ma bouche était pleine de son sang. Je recrachai un morceau de sa joue. Je n’ai pas eu le temps de penser à vomir. Je me dégageai, récupérai les clés de voiture au sol et courus dehors. Mes mains poisseuses de sang glissaient sur la télécommande, j’avais du mal à appuyer sur le bouton pour déverrouiller les portes. Quand j’eus enfin réussi, je sentis quelque chose me percuter violemment dans le dos. Il venait de m’envoyer entre les omoplates son couteau de chasse. Je me suis écroulée face contre terre. Ma vision s’est brouillée et tout devint noir. J’entendis tout de même mon bourreau me souffler à l’oreille, après m’avoir léché la joue :
- T’inquiète pas pour tes sales mioches. Ils vont vite te rejoindre quand j’en aurai fini avec eux. En attendant leur retour de l’école, je vais me délecter avec ton sang. À ta santé ma toute belle, ... Enfin, si je puis dire.
Et il éclata de rire.
C’est à cet instant précis que je suis morte. Le cœur transpercé par la lame de mon mari. Tuée par l’homme que j’avais aimé plus que tout. Ce que je n’ai toujours pas compris, c’est ce qui l’a poussé à nous tuer tous les quatre. Visiblement, il a reçu un appel qui lui en a donné l’autorisation. Ça me rend folle de me dire qu’il attendait cela depuis des années. Je ne me doutais de rien. Il semblait nous aimer et nous le disait souvent. Il a également tué ma meilleure amie. Qu’est-ce qu’elle avait découvert ? Cette histoire n’a vraiment aucun sens. J’ai eu tout le temps d’y réfléchir dans ma prison de solitude, mais je n’y comprends toujours rien. Il n’y a peut-être rien à comprendre tout simplement parce qu’il est fou. Peut-être que la guerre lui a fait perdre la raison. Ce qui se passe en Afrique est d’une sauvagerie sans nom. En tout cas, je ne me suis pas laissée tuer sans réagir. Il ne pourra pas m’oublier si facilement non plus. Il aura une belle cicatrise sur le visage jusqu’à la fin de ses jours. Elle lui rappellera sans cesse mon bon souvenir.
Donc je suis morte. Mon histoire aurait dû se terminer ici. Avec peut-être une petite ligne dans la rubrique nécrologique ou les faits divers. Du moins, c’est ce que je m’imaginais. J’avais aussi pensé qu’il me serait impossible de partir en paix. Mon cher mari allait tuer nos trois enfants tout de même. Malgré tout ça, mon âme s’est envolée, légère comme une plume, virevoltant au gré du vent. Je me suis sentie en paix, libre de toute contrainte. La mort est un délice. Le plus dur à vivre est le moment juste avant de mourir. Mais on l’oublie instantanément comme s’il n’avait jamais existé. Je me suis sentie en sécurité, ce qui ne m’était pas arrivé depuis bien longtemps. J’étais inondée d’un amour inconditionnel. Malheureusement, cette béatitude éternelle, aussi prometteuse fut-elle, me fut arrachée sans aucune compassion. Je fus expédiée brutalement dans un autre corps.
Je me suis sentie tout de suite à l’étroit dans cette nouvelle enveloppe charnelle. Il me fallut quelques secondes pour reprendre mes esprits. Je vous assure que retrouver un nouveau corps n’est pas une partie de plaisir. J’avais envie de vomir et la tête me tournait. Quand ma vision se stabilisa enfin, je vis que j’étais dehors, à l’abri des regards, dans un bosquet. Il y avait une très belle femme au centre d’une grande étendue d’herbe. Tout le reste autour n’était que brume. Elle semblait très concentrée, ses traits du visage étaient crispés. Ses yeux clos regardaient le sol. Ses bras tendus étaient dirigés vers ses pieds. Ses paumes de mains étaient ouvertes vers l’avant. Soudain, ce fut l’enfer autour d’elle. Elle ne put réprimer un cri de frayeur. Une trentaine de zombies aux contours non définis se matérialisèrent en cercle tout autour d’elle. Leurs corps étaient mutilés, déformés, ensanglantés. De peur, je fis un pas en arrière et me pris le pieds dans une racine. Je tombai sur les fesses, ce qui attira l’attention de la femme. Paniquée, elle me hurla de m’enfuir pendant que je le pouvais encore. On se regarda droit dans les yeux une fraction de seconde, avant que mon âme ne quitte ce réceptacle temporaire.
À nouveau de retour dans ma béatitude éternelle, je me sentie instantanément apaisée. J’ai aussitôt oublié ce qui venait de se passer. Comme si cette parenthèse n’avait jamais existé. J’étais à nouveau libre et heureuse. De mon vivant, je n’avais jamais réellement compris le monde dans lequel j’étais. J’avais cette désagréable sensation de ne pas y être à ma place, d’avoir été déposée sur cette terre par erreur. Il me manquait quelque chose, ou alors, c’était peut-être moi qui étais trop complexe pour ce monde. Je ne saurais le dire. Dans ma nouvelle réalité, plus rien n’avait d’importance, tout était simple. Mon passé était passé. J’étais morte et heureuse de l’être. Je pouvais tout oublier. J’avais l’éternité pour flotter dans le présent, dans cet endroit où le passé et le futur n’existent pas. Combien de temps je suis restée ainsi ? Franchement, je l’ignore. Mais toute bonne chose a une fin. Du moins, pour moi visiblement.
Je me suis fait à nouveau aspirée par un autre corps, avec beaucoup plus de compassion que la première fois. Doucement, j’ai repris de la consistance, j’étais plus tangible. C’était comme si je m’allongeais dans une nouvelle enveloppe charnelle. Mais celle-ci était différente des deux anciennes, bien plus agréable à habiter que les précédentes. Je ne pus m’empêcher d’y plonger entièrement. J’ai étiré mon âme dans chacune de ses cellules pour l’occuper entièrement. Je m’y sentais bien, ce corps était le mien. Je ne pouvais pourtant ni bouger, ni me servir de mes sens. Malgré ce manque de contrôle, je me sentais comme dans un cocon, en sécurité. Tout d’abord, j’ai commencé par entendre un bruit très doux, comme de l’eau qui coule. Au travers de mes paupières closes, je percevais une lumière douce et diffuse. Je ne pensais pas. Je ne faisais que ressentir ce corps. Ses sens s’éveillaient les uns après les autres. Je sentis ensuite ma peau et la place que mon corps occupait dans l’espace. Il flottait totalement nu dans une eau tiède. Mon visage en était la seule partie émergée. Je pris ma première grande inspiration sans effort, ni douleur. Une odeur enivrante que je ne connaissais pas vint me chatouiller les narines. C’était une note florale aussi exquise qu’inconnue. Au bout d’un moment, je pus bouger les doigts et les pieds. Le reste suivit tranquillement à son propre rythme. Et pour finir, je pus enfin ouvrir les yeux.
Je n’avais pas la moindre idée du lieu où j’avais atterri. Je flottais dans un bassin en pierre naturelle, creusé dans le sol. Il se trouvait au fond d’une salle qui devait faire la taille de mon salon. Une ouverture dans le mur laissait couler en cascade une eau laiteuse et opaque jusque dans le bassin. Le liquide pulsait de la lumière sans pour autant en projeter. Il n’y avait aucune ouverture vers l’extérieur à première vue, pourtant, la pièce était éclairée comme au crépuscule. Les murs et le plafond, légèrement voûtés, semblaient être taillés dans un seul bloc de bois. Le sol, quant à lui, était fait de terre recouverte d’une magnifique couche de mousse d’un bleu-vert, que je n’avais encore jamais vue. Un peu partout du sol au plafond poussaient des plantes extraordinaires, pleines de fleurs multicolores. Leurs odeurs étaient merveilleuses, c’était un mélange de terre mouillée après un orage et de senteurs exotiques. Sur ma droite, posée sur un banc de pierre, il y avait une petite pile de linge d’un blanc immaculé, soigneusement plié. Sur le rebord du grand bassin, quelqu’un avait déposé tout aussi méticuleusement, un grand drap de bain blanc. En regardant mieux, face à moi, se trouvait une porte pleine, en bois. Elle était minutieusement sculptée de plantes grimpantes multicolores. Je ne l’avais pas remarquée tellement son trompe l’œil était réaliste. De plus, elle n’avait pas de poignée, seuls ses contours étaient visibles.
Cet endroit m’était totalement inconnu. J’avais le sentiment de me trouver dans un sanctuaire, un lieu sacré. Je me sentais, comme privilégiée. Qu’est-ce que je faisais là, toute nue, dans ce liquide étrange ? Qui m’avait amenée ici ? Sans prévenir, l’intégralité de ma vie passée se déversa en moi telle un tsunami qui ravage tout sur son passage, sans compassion, ni remords. La fin de mon histoire fut la partie la plus pénible. Ma mort, mes enfants en danger, l’horreur quoi. J’ai aussi vécu une seconde fois la mort de mon frère, comme si elle venait d’arriver. Toute ma vie de couple défila devant mes yeux. Vécues en une fraction de seconde, je fus horrifiée de voir toutes les violences psychologiques que j’avais subies durant ces nombreuses années. Je me suis mise à pleurer. La seule chose que j’avais à l’esprit, c’était que l’homme que j’aimais, venait de me tuer et il allait faire subir le même sort à nos enfants, sans rien que je puisse faire pour les sauver. J’étais morte et impuissante. Je pleurais tellement que je n’arrivais plus à respirer. Quand soudain, j’ai réalisé que si je ne pouvais plus respirer, c’est que j’avais à nouveau un corps. Je me levai d’un seul coup pour sortir du bassin. Mes gestes étaient trop fluides, trop légers pour être les miens. J’ai senti sous mes pieds des marches que j’ai remontées en m’accrochant au rebord en pierre. Je ne comprenais pas pourquoi je n’arrivais pas à contrôler normalement mes gestes. J’étais encore bien secouée par tout ce qui m’était arrivé. Sortie du liquide étrange, je me suis examinée. Ce fût le choc. Ce corps n’était pas le mien. J’étais devenue grande et même très grande. Mes cheveux étaient restés bruns, bouclés et cascadaient jusqu’au bas de mes reins. Ma peau était toujours très blanche, mais sans aucun grain de beauté ou tache de rousseur. C’était moi, mais avec quinze ans de moins. Mes jambes étaient devenues immenses et fines. J’avais une taille de guêpe et mes seins étaient plus fermes. Je n’avais plus aucune marque du temps qui passe. Mes cicatrices avaient toutes disparu. Mon corps était tout neuf, souple, musclé, avec une peau extrêmement douce. Je n’avais plus un poil sur la peau, à l’exception de mes sourcils, cils et cheveux. Bref un corps parfait. Si quelqu’un venait me le réclamer, je ne le lui rendrais pas sans combattre. Je comptais bien saisir cette chance pour sauver mes enfants.
Après un examen complet de mon nouveau « moi », je me suis séchée minutieusement pour enlever le restant du liquide blanc qui me collait encore à la peau. En me dirigeant vers le banc pour m’habiller, j’ai perdu l’équilibre et je me suis étalée de tout mon long. Moi qui étais déjà maladroite à la base, avec ce nouveau corps, je n’arriverai pas à marcher normalement avant un bon bout de temps. J’ai enfilé du mieux que je pouvais une tunique blanche. Elle était tout ce qu’il y a de plus simple, un rectangle avec un trou pour la tête et deux pour les bras. Le tissu était fluide, léger et doux comme une caresse. Il tomba parfaitement jusqu’à mes pieds. Je nouai difficilement une fine tresse dorée à ma taille. Pour finir, je chaussai une paire de fines sandales à lanières de cuir. Après avoir eu beaucoup de mal à m’habiller, les jambes tremblantes et à bout de souffle, je me suis assise sur le banc pour reprendre des forces.
Mon cerveau se mit à tourner à plein régime, assailli de mille questions. Que faisais-je là ? J’essayai de comprendre ce qui avait pu se passer entre mon jardin et ce lieu étrange. J’étais presque sûre d’être morte. Je devais être au purgatoire ou dans un endroit du même genre. En même temps quand on est mort, on n’est pas censé avoir de corps physique. Toutes ces questions devront attendre. La seule qui comptait dans l’immédiat, c’était de savoir comment j’allais faire pour sauver mes enfants. Visiblement, ce corps n’avait pas l’habitude de bouger. Il me demandait une énergie folle à chacun de mes gestes. En plus, j’avais du mal à garder l’équilibre même immobile. Des tas de pensées se bousculaient dans ma tête. Il faudra que j’arrive à l’école avant qu’ils ne montent dans le bus scolaire. Je devrais trouver un moyen de les convaincre que je suis bel et bien leur mère, même avec une quarantaine de centimètres en plus. Je devrai trouver un véhicule pour que nous puissions nous enfuir le plus vite et le plus loin possible, tout en ne sachant pas encore comment j’allais nous mettre en sécurité loin de ce monstre.
Je suis allée d’un pas vacillant vers l’étrange porte. Je l’ai poussée, mais elle ne bougea pas. J’ai tenté de la tirer, ce qui n’était pas évident sans poignée. Rien. J’ai retenté à nouveau de la pousser de toutes mes forces. Toujours rien. J’ai regardé partout à la recherche d’un bouton, d’un interrupteur, d’un levier, bref quelque chose pour ouvrir cette maudite porte. Je n’ai rien trouvé du tout. Je suis retournée m’assoir sur le banc en pleurant de rage. J’ai pris ma tête dans mes mains, j’ai respiré un bon coup pour tenter de me calmer. Étais-je prisonnière ? Ou alors fallait-il peut-être que j’attende que quelqu’un vienne m’ouvrir ? J’avais l’impression que cela faisait des heures que j’étais prise au piège dans cette maudite pièce. Je la trouvais de moins en moins agréable, bloquée à l’intérieur. La survie de mes enfants dépendait de moi. Je devais trouver une solution rapidement. Au comble du désespoir, je suis retournée devant la porte sans trop savoir ce que j’allais faire. Une idée folle m’a traversé l’esprit. Je lui ai dit d’une voix douce et polie :
- S’il te plaît, la porte, est-ce que tu pourrais t’ouvrir ?
Elle s’exécuta silencieusement en pivotant sur ses gonds. Je n’en revenais pas. J’ai articulé un faible « Merci ». Enfin libre, je me suis dépêchée de sortir.
Je me suis retrouvée au pied d’un gigantesque escalier en colimaçon. Il montait tellement haut que je n’arrivais pas à voir où il finissait. C’était comme si j’étais au pied d’une immense vis sans fin, à la différence que, plus je grimpais, plus elle s’élargissait. Ce qui était certain, c’est que la montée serait très longue avant que je n’arrive enfin à son sommet. Cet immense espace était baigné de la même lumière crépusculaire que celle de la salle que je venais de quitter. Je gravis les marches en me tenant à la rambarde centrale de l’escalier. Tout ce qui se trouvait autour de moi, avait été fait d’un seul bloc de bois brun. Exactement le même que dans la salle où je suis revenue à la vie. Sur les murs extérieurs lisses de l’escalier, à espaces réguliers, on avait creusé de hautes arches. Elles étaient assez larges pour laisser passer trois personnes de front. Elles étaient entourées de fines colonnes sculptées. À l’intérieur de chacune d’elles brillait une sorte de liquide irisé aux mille couleurs. On aurait dit des miroirs ondulants sans reflet. Ce sont eux qui projetaient cette lumière tamisée. Je ne sais pas combien il y en avait, mais je dirais bien au moins deux cents. Je dus m’arrêter à de nombreuses reprises, complètement épuisée. Sans oublier toutes les fois où je perdais l’équilibre et celles où je m’entravais dans mes propres pieds. Au bout d’un moment, je remarquais qu’il y avait des inscriptions au-dessus de chacune des arches, écrites dans une langue inconnue. Elles étaient toutes différentes les unes des autres.
Arrivée au sommet, j’étais à bout de souffle. Tous mes membres étaient parcourus de tremblements incontrôlables. Les dernières marches donnaient sur une nouvelle pièce. Elle était immense, toute en bois du sol au plafond comme la précédente. L’escalier, lui, poursuivait son ascension à l’autre bout de la salle. Le plafond était à environ trois mètres de haut. Au centre de cette immense salle ronde, il y avait un grand bassin où brillait le même liquide que dans les arches, à la différence que celui-ci brillait de mille feux. Il illuminait la pièce comme en plein jour. Il pulsait de vie. Sa matière semblait tourbillonner sur elle-même. Pour reprendre mon souffle, je me suis assise sur le rebord du bassin. Je n’arrivais pas à quitter des yeux cette substance étrange, si fascinante. Elle était si belle, si attirante. Je n’avais jamais rien vu de semblable. J’eus une envie irrépressible de la toucher. Sans m’en rendre compte, je tendis la main vers elle. Mes doigts n’étaient plus qu’à quelques millimètres de sa surface, quand j’ai réalisé que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Je n’avais pas la moindre idée de ce que cela pouvait être. Il valait mieux que je reste prudente. Soudain, j’ai eu la sensation qu’une main se posait sur mon épaule. J’ai sursauté de frayeur. Il n’y avait personne. Mais, en me retournant aussi brusquement, ma main effleura l’étrange liquide. Je me suis sentie basculer en arrière et en même temps aspirée. J’étais devenue le liquide et je tourbillonnais de plus en plus vite. J’étais, sans être. J’avançais sans bouger. D’un seul coup, tout s’arrêta. Je me suis retrouvée dans la même position qu’avant, ma main à quelques millimètres de la surface hypnotique. Je suis restée perplexe avant de me rendre compte que je n’étais plus au même endroit. Je venais d’atterrir dans une salle faite que de pierres taillées du sol au plafond. Les escaliers étaient remplacés par une unique sortie dans le mur arrondi en face de moi. J’étais complètement déboussolée, je ne comprenais plus rien. C’était quoi ce truc, une porte des étoiles comme dans les films de sciences fictions ou un ascenseur de téléportation ? Je n’avais pas de temps à perdre avec toutes ces questions. Je devais sauver mes enfants au plus vite. Je pris la décision de ne plus retoucher le liquide étrange pour tenter de revenir en arrière. Rien ne me garantissait non plus que je retournerai à mon point de départ. Cette chose pourrait m’envoyer n’importe où. Je ne voulais pas non plus prendre le risque de ne peut-être pas en ressortir en un seul morceau. J’ai emprunté le couloir de pierres voûtées. Il était éclairé, à espaces réguliers, de globes lumineux qui flottaient dans l’air. À sa sortie, je vis en face de moi, à environ un mètre de l’ouverture, une sorte mur en pierre d’un blanc immaculé. De chaque côté de celui-ci, on avait laissé un espace assez large pour qu’une personne puisse passer. Ce couloir devait conduire directement dehors tellement la lumière extérieure était vive. Je dus fermer les yeux un instant pour m’habituer à son éclat.
Quand ils s’y accoutumèrent, je fus époustouflée par la beauté du lieu dans lequel je venais d’entrer. En réalité, je n’étais pas dehors, enfin pas tout à fait. Tout était en pierres blanches scintillantes. Le sol, les murs, même les colonnes représentant des arbres gracieux dépourvus de feuilles, étaient d’un blanc d’une pureté inégalée. La lumière du jour entrait par le plafond ouvert, ainsi que par les hautes fenêtres sans vitre qui en faisaient le tour. J’avais l’impression de me trouver dans la plus belle de toutes les cathédrales jamais construites. Comment n’avais-je pas pu entendre parler d’un endroit si enchanteur ? Deux énormes portes blanches, sculptées des mêmes fleurs grimpantes que celles de la petite pièce de ma résurrection, se trouvaient à l’autre bout de la salle. À la différence qu’ici, elles étaient blanches, comme absolument tout le reste autour de moi. Le clou du spectacle se trouvait derrière moi. Ce que je prenais pour un mur blanc, était en réalité le dossier d’un trône élancé vers le ciel. Il était lui aussi fait avec la même pierre blanche scintillante. Malgré le fait qu’il soit de la même couleur que tout le reste, on ne voyait que lui. Il était sculpté, sur tout le dossier, de petites femmes toutes aussi différentes les unes des autres, sur une hauteur d’environ quatre mètres de haut. Le réalisme était tel que j’aurais pu croire qu’elles allaient se mettre à bouger d’un instant à l’autre. L’assise et le dossier étroit étaient recouverts d’un coussin blanc. Ses deux accoudoirs également. C’était incontestablement le trône d’une reine.
- Hé, toi là-bas, qu’est-ce que tu fais ici ? m’interpelle une voix qui me ramena à la réalité.
Deux gardes sortis tout droit de la Rome antique se tenaient dernière moi. Je ne les avais pas entendus arriver. Ce qui était plutôt étrange, car ce genre d’endroit résonne énormément en temps normal. Je ne savais pas quoi leur répondre, parce que moi-même, je ne savais pas comment j’étais arrivée là. Je finis par leur dire que je m’étais perdue. Les deux soldats se regardèrent, étonnés.
- Perdue, dites-vous ? Vous n’êtes pas de la maintenance ?
- Non.
Aïe, jamais je n’aurais dû leur répondre ça. Je ne pouvais quand même pas leur dire que je venais de passer dans un liquide étrange qui m’avait emmenée ici sans que je sache par quel miracle. Ils allaient me prendre pour une folle. En même temps, avec leurs tenues, je ne savais pas s’ils jouaient un rôle ou s’ils étaient de vrais soldats. Je choisis la deuxième solution qui me permettrait de ne pas leur manquer de respect s’ils étaient de vrais agents de sécurité en tenue de travail. Je ne comprenais absolument rien de ce qui m’arrivait depuis ma mort. Plus rien n’avait de sens. Peut-être même que j’étais en train de délirer sur un lit d’hôpital, entre la vie et la mort. Du moins c’est ce qui me semblait être le plus plausible.
Les deux hommes se consultèrent du regard.
- Vous êtes en état d’arrestation.
- Pardon ?
- On vous met aux arrêts.
- Pour quelle raison ?
- Taisez-vous, m’ordonna un des deux hommes. Toi, garde-la ici. Je vais lui dire qu’on a une personne suspecte ici.
Puis, il sortit par l’une des grandes portes.
Le soldat et moi sommes restés un long moment à nous regarder. Je n’ai pas dit un seul mot, je n’osais pas bouger non plus. Il tenait une grande lance de la main droite et il portait sur son flanc gauche un glaive. Je n’avais pas envie de voir si ces lames étaient bien affûtées ou non. Dans quelle galère je m’étais encore fourrée. Cela me faisait perdre un temps précieux pour sauver mes enfants. Mais j’attendis en silence pour ne pas aggraver la situation. Je sentais qu’il valait mieux que je me taise. L’autre homme revint au bout d’un long moment.
- On doit la descendre au cachot, dit-il.
- Quoi ? ai-je répondu en même temps que l’autre garde.
Le soldat qui m’avait surveillée, semblait encore plus surpris que moi.
- Ce n’est pas possible, dis-je. Ce doit être une erreur. Je n’ai rien fait de mal. Mes enfants sont en danger, leur père veut les tuer. Il faut que j’aille les sauver, vous comprenez ? Laissez-moi parler à votre supérieur, je vous en supplie.
- Non, le seul endroit où vous allez, c’est le cachot.
- Écoutez, je n’ai pas le temps de jouer. Je vous assure que mes enfants sont en danger de mort. Croyez-moi, je vous en supplie.
- Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est un jeu ?
Je fus prise de panique.
- S’il vous plaît, laissez-moi au moins téléphoner à mon père pour qu’il aille les sauver à ma place.
- Vous voulez faire quoi ? Téléphoner ? C’est quoi ça ? Bon ça suffit maintenant, taisez-vous et suivez-nous sans faire d’histoire.
J’ai tenté de leur échapper en m’enfuyant, mais comme mes jambes continuaient de ne pas m’obéir, je n’ai réussi qu’à m’étaler de tout mon long une nouvelle fois. Je me suis mise à pleurer de rage et de colère. Je me suis débattue de toutes les forces qui me restaient, avant qu’ils ne me plaquent au sol. Je pense qu’ils en ont eu assez parce qu’ils ont fini par m’assommer. Je me suis réveillée juste avant qu’ils ne referment sur moi la porte de ma maison de l’enfer. Ils avaient pris soin avant cela, de m’enlever ma ceinture, ma culotte et mes sandales. Je n’avais plus que le tissu léger de ma robe.
Voilà tout ce qui m’est arrivé, du confort de ma cuisine à cette cellule froide et humide. Je n’arrive toujours pas à croire que toute cette histoire se soit produite. Je refuse que ce soit ma nouvelle réalité. À l’heure actuelle mes enfants sont morts. C’est pour moi inacceptable et inconcevable. C’est un cauchemar dont je ne trouve pas d’issue. Je suis enfermée, seule, depuis si longtemps, que j’ai l’impression d’y avoir passé une grande partie de ma vie. Je tourne en rond, en cage, sans but ni espoir. Au comble du désespoir, je n’ai même pas réussi à me suicider. La pièce est totalement vide. J’ai un bol incassable qui ne me permet même pas de creuser le sol ou les murs de pierres. J’ai essayé de casser la sphère lumineuse grosse comme mon poing qui flotte dans ma cellule. Mais elle aussi est indestructible. J’ai une loque de robe avec laquelle je pourrais éventuellement me pendre, mais il n’y a aucune prise au plafond pour m’y accrocher. J’ai essayé de me fracturer le crâne, mais je n’ai pas eu la force de continuer. J’ai même songé à me couper la langue avec mes dents. Mais c’est au-dessus de mes forces. Il reste malgré tout, au plus profond de mon cœur, une toute petite étincelle d’espoir. Elle m’empêche d’en arriver à de telles extrémités. Je la garde précieusement enfermée dans un écrin de tendresse. Elle me souffle de m’accrocher. Que peut-être, tout n’est pas perdu. On ne sait jamais.
Je passe mes journées à revivre encore et toujours l’intégralité de ma vie de couple. Je note mentalement tout ce qui sonnait faux. Toutes ces petites choses qui auraient dû m’alerter. Je dissèque chaque évènement en petits morceaux. Je veux comprendre pourquoi j’ai choisi de fermer les yeux sur la vraie nature de mon mari. Étalé sur plusieurs années, je ne me suis pas rendue compte de tout ce qu’il me faisait subir. Je n’ai jamais voulu voir la folie cachée au plus profond de ses yeux. Il soufflait le chaud et le froid en permanence. Il voulait que tout le monde le croie parfait. Il en était persuadé lui-même. Lui, il ne faisait jamais rien de mal. Non, les fautifs, c’étaient les autres. Pas lui, c’était impossible. Il ne se trompait jamais. Si je lui prouvais par A plus B qu’il avait tort, il réussissait toujours à trouver une combine pour me faire croire qu’en réalité, il avait tout de même raison. C’était impressionnant. Son assurance m’avait toujours déstabilisée. Il semblait si sûr de lui, que bêtement, je ne remettais pas en question son jugement.
Au début, il me faisait des petites remarques anodines. De celles qu’il faisait passer pour des conseils, soi-disant uniquement dans mon intérêt, mais qui devenaient, avec le temps, de plus en plus cassantes, méprisantes et humiliantes. Je lui ai demandé à de nombreuses reprises, pourquoi il me faisait autant de reproches. Comme par hasard, il ne comprenait pas du tout de quoi je parlais. Pour lui, tout allait bien. C’est moi qui avais un problème. Il disait que j’étais dépressive, que j’étais la seule responsable de mon mal-être. Il m’a même proposé d’aller consulter un thérapeute.
Il n’avait de cesse de me dire qu’il m’aimait. Mais de temps en temps, il rajoutait un complément du genre : « je t’aime PARCE QUE tu es la mère de mes enfants ». Ce qui laissait bien sûr sous-entendre que sans eux, il ne m’aimerait pas. Rien n’était jamais explicitement dit. Il fallait que je reste dans le brouillard, que je me pose des tas de questions sans réponse pour rester à sa merci. Mais surtout, dans son propre intérêt, je devais en permanence me remettre en question. Ainsi, je n’avais pas le temps de m’interroger sur lui et sur ce qu’il me faisait subir.
Il s’amusait à me faire des prises de self-défense pour soi-disant s’entraîner à parer des attaques. Je n’avais pas la possibilité de refuser. C’était pour son travail tout de même. Une fois, il m’a tellement tordu le bras que je n’ai pas pu le bouger pendant trois jours. Il a rigolé en me disant que j’étais une petite nature. Il n’avait pas pu me faire aussi mal. Bref je simulais d’après lui. Le lendemain, nous mangions chez mes parents. Mon père n’a rien dit mais il l’a regardé de travers. Depuis ce jour, il ne m’a plus jamais demandé d’aide pour l’entraîner.
Mon mari ne voulait pas que je travaille. D’après lui, j’étais incapable de trouver un emploi avec un salaire décent. Mais en même temps, il voulait que je rapporte de l’argent tout en restant à la maison sans travailler. Il fallait en plus que je m’occupe sans lui de toute la logistique du foyer. Sans parler des enfants que j’élevais seule. Il ne m’aidait que lorsqu’il pouvait le montrer aux amis et à la famille. C’est de cette façon qu’il se faisait passer pour une perle. J’aurais aimé reprendre un emploi, mais je n’osais pas le contrarier. Je n’avais pas non plus envie de subir une énième séance interminable m’énumérant les inconvénients que j’aurais si je travaillais. Le plus simple pour moi était de rester à la maison. Je n’avais pas envie de me battre contre lui. Il me rajoutait chaque jour de nouvelles corvées. Avec un emploi en plus, je n’aurais jamais tenu le coup. Même à des milliers de kilomètres, il réussissait toujours à saturer mon planning.
Il était aimé de beaucoup de monde. Mes parents l’appréciaient beaucoup. Je n’osais parler de mes doutes à son sujet à qui que ce soit, ni même des comportements étranges qu’il avait envers moi, quand nous n’étions que tous les deux. J’aurais aimé pouvoir en parler à ma meilleure amie. Elle, elle me disait souvent qu’il y avait quelque chose qui clochait chez lui. À l’époque, je ne l’ai pas écoutée, c’était au début de notre relation. Tout était tellement parfait. Et puis elle est morte... Jérôme a tout fait pour me consoler et devenir mon unique centre d’intérêt. Il était le petit ami parfait dont rêvent toutes les jeunes filles. Il m’écoutait beaucoup. Il voulait tout savoir de moi. J’ai compris maintenant que c’était uniquement pour faire de moi sa marionnette. Cependant, je trouvais étrange qu’il n’ait pas le même comportement envers moi quand il y avait des témoins. Il était aussi différent suivant les personnes qu’il côtoyait. Il était d’une façon avec mes parents, d’une autre avec moi, d’une autre avec ses copains ou encore avec son bataillon. Un vrai caméléon.
J’ai aussi réalisé qu’il faisait tout pour m’empêcher de dormir la nuit. Il m’appelait à trois ou quatre heures du matin quand il était en déplacement. Quand je lui disais l’heure qu’il était chez nous, il éclatait de rire et me disait qu’il avait encore une fois de plus oublié le décalage horaire. D’autres fois, il me hurlait dessus, en me menaçant de ne plus donner de nouvelles s’il ne pouvait pas appeler quand il le voulait. Certaines nuits, il me frappait au visage avec son coude en se retournant. Il ne ronflait jamais au même rythme. Il était toujours agité dans son sommeil et parfois même violent. Il faisait sonner dix fois son réveil le matin. Il finissait par se lever uniquement quand je n’en pouvais plus et que je finissais par m’énerver après lui. Toutes ces choses peuvent ne pas être faites exprès bien entendu. C’est sur cette ambiguïté qu’il tablait justement. Sans parler des envies nocturnes de monsieur, qui me disait qu’il le faisait inconsciemment en dormant. Était-ce à moi qu’il rêvait ou à une autre ? C’est cette accumulation d’éléments qui commençait ces derniers temps à m’interroger sur la nature réelle de ses sentiments et de ses intentions vis à vis de moi.
Il m’empêchait de me faire de nouveaux amis. Il fallait qu’il les valide pour moi. Si je ne l’écoutais pas, il n’arrêtait pas de me dire des méchancetés sur eux, jusqu’à m’en dégoûter. Cela n’était jamais fait frontalement. Il le martelait dans mon esprit pour que je finisse par prendre ses remarques pour la réalité.
Aujourd’hui, je réalise dans quelle situation j’étais, même si c’est bien trop tard. Il a tout fait pour me détruire. Épuisée par ces conflits permanents, je l’ai laissé se moquer de moi ouvertement devant nos enfants. Il leur disait qu’ils avaient raison de me martyriser. Il rigolait avec eux de leurs bêtises au lieu de les gronder. Il me faisait passer tout le temps pour la méchante. Il contrôlait toute ma vie, mon portable, mes e-mails, mes amis, mes fréquentations, jusqu’à mes parents sur lesquels il avait réussi à mettre main basse. Il leur avait mis dans la tête que j’étais fragile et qu’il faisait ce qu’il pouvait pour prendre soin de moi. Ce qui était totalement faux évidemment.
Pour lui, dans notre couple, j’incarnais le mal et lui le bien. Il me faisait passer pour une folle colérique, parfois même hystérique, aux yeux des gens. Je ne m’en rendais même pas compte. Avant d’aller chez quelqu’un, à chaque fois c’était réglé : il me disait des horreurs ou m’engueulait pour des choses que je n’avais pas faites, pas encore faites ou même déjà faites. J’arrivais chez les gens complètement déconfite, à deux doigts de pleurer. Quand je tentais de lui en parler, j’étais face à un mur de silence. Rien ne pouvait jamais être arrangé. Je réalise, trop tard, qu’en réalité, c’est lui qui créait de toutes pièces ces situations conflictuelles. Pour lui, seule la loi du plus fort comptait : écraser ou être écrasé. Il ne vivait que pour le conflit et par le conflit. C’est ce qu’il aimait. C’est ce qui le nourrissait. Notre relation n’a jamais été d’égal à égal comme j’aurais aimé. Pourtant j’ai cru pendant longtemps que c’était le cas.
J’avais souvent l’impression d’être face à un enfant. Il faut dire qu’il n’avait pas de famille, il était orphelin. Je lui pardonnais tout. Il me disait tout le temps qu’il n’avait jamais eu l’amour d’une mère dont un enfant a tant besoin. Je l’ai materné pour combler son manque. Comme un enfant trop gâté, il n’acceptait pas que je lui dise non. Il ne supportait aucune frustration, quelle qu’elle soit. Il était heureux qu’au moment où je cédais pour une nouvelle télé, une nouvelle console de jeux, une nouvelle voiture… Il pouvait m’en parler pendant des mois, plusieurs fois par jour, jusqu’à ce que je lui cède. À la fin, de fatigue, je faisais comme si je ne l’entendais pas.
Je lui faisais des compliments à longueur de journées. Je flattais son égo surdimensionné, sans même m’en rendre compte. Là, il était tout gentil et mielleux. Il avait besoin que je lui montre qu’il avait de la valeur en permanence. Je devais l’idolâtrer. Si j’étais à genoux devant lui, il me fichait la paix pour un temps. J’ai fini par adopter ce comportement sans m’en apercevoir.
Voilà le bilan désastreux de mes années de mariage. J’aimais un homme qui me détestait. C’est triste à en pleurer de s’en rendre compte qu’une fois morte. Ou pas morte, pas encore. Je n’en sais rien en réalité. Alors pour moi, les hommes, plus jamais. Le point positif de mon enfer actuel, c’est que j’ai tellement eu le temps d’y réfléchir, que je ne suis plus la femme naïve que j’étais avant ma mort. J’ai compris tous les rouages de sa manipulation. J’espère ne plus jamais me faire avoir par de tels pervers. Du moins si je sors d’ici un jour et vivante de préférence.
J’ai passé une éternité à me remémorer encore et encore ma vie de couple en une boucle infernale. Je me suis torturée toute seule. Je revivais des souvenirs, des détails. Je voulais tout comprendre, ne rien laisser sans réponse. Cet homme me disait tout le temps qu’il m’aimait uniquement pour m’en persuader. Pour que je n’en doute jamais. Il voulait me garder, pour pouvoir déverser en moi, sa haine comme un poison qui me tuait lentement. Il a réussi dans tous les sens du terme.
*
Je suis prostrée dans un coin de ma cellule. Mon assassin revient encore et toujours me hanter. Je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine, mais pas comme d’habitude. Cette fois, il s’endurcit. Il se transforme en un bloc de pierre insensible, indestructible. Je sens gonfler en moi, un sentiment que je pensais ne jamais ressentir. Une colère montreuse gonfle en moi, tel un raz de marée, pour me submerger totalement. J’ai le peu d’ongles qu’il me reste planté dans la paume des mains. Mes mâchoires se serrent tellement fort qu’elles me font mal. Mon corps n’est plus qu’une boule de rage. Je la sens en moi, elle prend de plus en plus d’ampleur à chaque battement de mon cœur.
Toutes les humiliations, tous les mensonges, toutes les manipulations me reviennent par vagues successives, comme si elles venaient de m’arriver maintenant. Je comprends tout. J’ai réussi à faire toutes les connexions. Je sais enfin qui était en réalité l’homme que j’avais épousé. Un monstre qui a voulu me rabaisser plus bas que terre pour que j’en meure. Il voulait que je sois toujours plus mal que lui. Il voulait que je prenne en moi tout ce qui n’allait pas chez lui. Il voulait être parfait, à ses propres yeux et à ceux du monde entier. Il avait fait de moi, le réceptacle de tous ses manquements. Comment ai-je pu le laisser me faire subir tout ça ? Les jointures de mes mains blanchissent.
Il était tellement creux et vide à l’intérieur, qu’il avait décidé qu’il deviendrait moi et moi lui. Il traitait tout le monde comme des objets, lui compris. Il m’avait dupée. Il m’avait menti. Toute notre vie n’avait été qu’un vaste mensonge, une macabre comédie. J’avais aimé, à nos débuts, une illusion, une représentation exacte de ce que je pensais être l’amour. Il n’avait été que mon pâle reflet, pour que je n’oublie jamais nos premiers pas ensemble si idylliques. Le but étant que je fasse tout pour revivre à nouveau notre amour illusoire. Ma colère monte encore d’un cran. La tête me tourne.
Je revis aussi tous les moments qui auraient dû être les plus beaux de ma vie et qu’il avait gâchés intentionnellement. Comme notre nuit de noce où il est allé se coucher sans même me regarder. Monsieur était trop fatigué alors qu’il savait que ce moment était très important pour moi. Il a aussi gâché la fête de mes trente ans. Il est venu me faire une scène en cuisine parce qu’il trouvait que les plats n’étaient pas assez chauds. D’après lui, j’étais trop « conne » pour faire les choses correctement. Évidemment il s’est arrangé pour le faire quand il n’y avait pas de témoin. J’ai eu envie de pleurer tout le reste de la soirée, tellement il avait été odieux avec moi. Ma colère n’en est plus une, elle s’est transformée en un pur brasier de rage.
Je n’ai jamais eu de douceur ou de compassion de sa part, lors de mes trois accouchements difficiles. Il s’amusait à dire à tout le monde que mettre un enfant au monde, c’est facile. Le temps d’un café suffit pour que le gosse soit là. Alors qu’il m’a fallu des mois pour m’en remettre à chaque fois. Il ne m’a jamais aidée avec nos jeunes enfants. Il se cachait derrière le fait que les mères savent mieux faire ou encore qu’il avait peur de leur faire du mal sans le faire exprès. Avec le recul, je me dis que ce n’était peut-être pas plus mal comme ça, pour la santé de nos enfants. Les nuits blanches étaient pour moi et moi seule. Il ne m’aidait que lorsque j’étais au fond du gouffre, au bord de l’épuisement. Il ne fallait tout de même pas qu’il casse trop vite son jouet.
Pour la millième fois, je revis ma mort et celle que j’ai imaginée pour mes enfants. Tout mon corps se met à trembler de plus en plus fort. Je suis au bord de la rupture. Comme une délivrance, je hurle de toutes mes forces :
- Où que tu sois, je te le jure, je vais te tuer !
À cet instant, tout bascule. Une onde de choc jaillit de mon corps comme la pire déflagration que l’univers n’a jamais ressentie. C’est d’une violence inouïe. Toute la haine que j’avais enfouie au plus profond de mon âme me quitte d’un seul coup. Je suis vidée, j’en perds connaissance.
S’en suit le réveil le plus étrange de toute ma vie. Je me sens soulagée d’un poids, d’un fardeau bien trop lourd pour moi. Pas de crise d’angoisse, pas de cris, pas de larmes. Comme si je venais de me réveiller d’un long cauchemar. Ma situation n’a pas changé, mais moi si. Ma colère est partie, je l’ai déversée tout autour de moi. Je me sens libre. Je vais rester encore un peu comme ça, les yeux fermés. Savourer le calme après cette énorme tempête.
Un ricanement me fait sursauter. J’ouvre les yeux. Je suis nez à nez avec un vieux bonhomme décharné. Je pousse un cri de frayeur. Il m’imite et part se réfugier à l’autre bout de la cellule.
- Qui êtes-vous ? dis-je.
- Vous, qui êtes-vous ?
- Quoi ? … Qui vous a fait rentrer dans ma cellule ?
- Suis là depuis toujours ? Oui ou non ?
- Comment ça ? Oui ou non ?
- Oui ou non, oui ou non, chantonne-t-il et il éclate de rire en me montrant sa bouche édentée.
Je ne sais plus quoi dire. Je ne sais pas non plus, si c’est bon ou mauvais pour moi d’avoir un compagnon de cellule. Ce qui est certain, c’est que je ne suis plus seule. Il a l’air totalement fou avec sa barbe en bataille, ses os saillants, ses yeux globuleux. Il ne porte qu’une sorte de culotte couleur terre.
Finalement être avec cet homme qui n’a pas de nom, est une bonne chose. Nous apprenons à nous connaître. Je parle beaucoup. Je lui explique toute ma vie. Raconter les épreuves que j’ai traversées à une autre personne m’aide à faire mon deuil. Il ne parle pas ou répète ce que je dis la plupart du temps. Il ne mange pas, ni ne dort, ni ne soulage ses besoins naturels. Je sais que cet homme n’est que le fruit de mon imagination, mais grâce à lui je vais mieux. Il est là. Je ne suis plus seule. Et ça, ça change tout.
La grande salle d’un blanc immaculé se remplit lentement des différents dignitaires du Protectorat. La foule est enthousiaste. Des rires fusent çà et là. Isis, une petite femme au visage très ridé et bienveillant, attend sur l’estrade où siège un magnifique trône vide. À ses côtés, le Roi et la Reine du Royaume des Dieux se tiennent debout, dignement drapés de tissus d’une qualité extraordinaire. Leur fils, Neptune, les rejoint. Il est accompagné de son tigre aux dents de sabre. Il salue respectueusement Isis et ses parents. Pour l’occasion, il a revêtu son armure rouge semblable à celle des plus grands guerriers de la Rome Antique. Le soldat semble calme et serein. Mais Isis sait, que comme elle, il est tourmenté et inquiet. La fatigue se lit dans ses yeux. Cependant, la Grande Prêtresse le remarque uniquement parce qu’elle le connaît bien. Elle l’apprécie beaucoup. Elle est heureuse que ce soit lui qui ait remporté le poste de Chef des Guerriers de la Grâce. Pour elle, personne d’autre que lui n’aurait été plus qualifié pour ce poste.
Une fois l’assemblée au complet, deux gardes ferment les deux grandes portes derrière eux. L’énorme tête d’un dragon se glisse au travers du plafond ouvert. Il n’est pas le seul être exotique. Bien que les humains y soient représentés en majorité, il y a aussi d’autres espèces majeures et bien plus évoluées qu’eux. Les Dieux, par exemple, dont font partie le couple royal et leur fils, ressemblent beaucoup au peuple de la Terre. Cependant, tous les membres de cette espèce mesurent deux mètres de haut. Ils sont d’une beauté parfaite, digne des plus belles statues de la Grèce antique. Les Zébulons sont proches des mythiques sirènes. À la différence que leurs queues ressemblent plus à celles des anguilles, sans écailles, ni nageoires. La peau de leur visage semble avoir été un peu trop tirée en arrière. Ces femmes sont enfermées, en lévitation, dans des bulles de liquide. Les Zantiens, dont Isis fait partie, ressemblent aux indiens d’Amérique du Nord. Les Oscossiens sont des reptiles verts qui ne marchent que sur leurs pattes arrières. Ils ont de grandes mains aussi griffues que leurs pieds.
Isis s’avance pour ouvrir la session. C’est elle qui représente l’Arbre de Vie en l’absence de sa fille légitime. La vieille femme arbore fièrement le symbole de ce dernier tatoué sur son front. Il représente un arbre en mouvement. Elle seule a le privilège de le porter. Cette marque lui a été apposée par l’Arbre lui-même, sans aucune douleur, lorsqu’il l’a choisie comme sa nouvelle Grande Prêtresse. Isis semble bien fatiguée. Son chignon d’habitude impeccable, est en bataille. Des cheveux blancs s’en échappent par mèches. Elle réajuste sa toge blanche avant de commencer.
- Bonjour amis du Protectorat. Je ne vais pas tourner autour du pot. Vous savez pourquoi je vous ai convoqués. Nous avons tous ressentis la secousse annonciatrice hier soir. Elle s’est propagée jusqu’aux confins de la galaxie.
Isis fait une pause. Les dignitaires sont suspendus à ses lèvres. Elle ne sait pas comment annoncer la suite. Elle respire profondément avant de poursuivre.
- La bonne nouvelle, c’est que nous avons enfin une nouvelle Grâce…
La foule explose de joie. Mais Isis poursuit avec gravité.
- La mauvaise, c’est qu’elle reste introuvable.
Un silence de mort s’abat sur l’assemblée. Puis des chuchotements montent de partout. Les gens parlent entre eux de plus en plus fort. Des questions fusent en tous sens. Isis tente de faire revenir le calme sans succès.
- Grande Prêtresse, gronde le Roi Réyou. Que pouvez-vous nous en dire ?
Le silence revient immédiatement. Le Dragon a une voix caverneuse venue du fond des âges. Elle résonne au plus profond de l’âme. Avec bienveillance, il ramène toujours le silence quand les choses prennent trop d’ampleur à son goût. Isis lui en est reconnaissante une fois de plus.
- Je dois avouer, qu’on ne comprend pas comment elle a pu disparaître. Les glisseurs de l’Arbre de Vie sont tous fermés. La seule sortie qu’elle a pu prendre mène directement ici. Les soldats en faction de notre côté ne l’ont pas vue. On a rajouté une dizaine de gardes supplémentaires tout de suite après la déflagration. Avec mes prêtresses, nous avons fouillé toute la nuit l’Arbre de Vie, sans trouver sa fille. Il est impossible qu’elle ait pu sortir sans que personne ne l’ait vue. Et pourtant...
- Et pourtant, vous ne l’avez pas retrouvée. Vous l’avez peut-être mal cherchée, Grande Prêtresse, intervient la Reine Vénus en lui coupant la parole.
Elle s’avance plus près des dignitaires pour que tout le monde puisse voir sa démarche féline et son roulement de hanches. Elle poursuit :
- Mais réfléchissons un instant… Vous n’avez rien trouvé dites-vous ? C’est peut-être tout simplement parce qu’il n’y a pas de Grâce et que cette déflagration n’a rien à voir avec elle. L’espace regorge encore de tellement de mystères, dit-elle sur le ton de la moquerie.
- J’en doute Reine Vénus, lui répond Isis.
La prêtresse s’énerve en son for intérieur. Cette femme attire une fois de plus l’attention sur elle. Elle ne sait pas rester à sa place. Elle oublie volontiers qu’elle n’a aucun pouvoir sur l’Ordre de l’Arbre de Vie, sur ses prêtresses et sur ses guerriers.
- Pas moi, ma chère, lui répond sèchement la Reine, en se penchant au-dessus de la vieille femme, lui plantant ses seins sous les yeux.
Le voilage transparent qu’elle porte, ne cache rien de la nudité de son corps parfait. Elle poursuit son raisonnement :
- Toutefois, il n’y a pas lieu de paniquer. Il me semble que cela fait deux cents ans que nous n’avons plus de Grâce. Je pense que le Royaume a tout fait pour maintenir l’équilibre dans notre galaxie. Avoir une Grâce ou non n’y changera rien. Si toutefois, il y a bel et bien une nouvelle jeune femme, à vous de la retrouver le plus rapidement possible.
- Je vous assure, Reine Vénus et dignitaires du Protectorat, que les Prêtresses de la Grande Prêtresse Isis, moi-même, et mes guerriers de la Grâce, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour la retrouver, dit Neptune. Nous ne cesserons de la chercher que lorsque nous pourrons vous la présenter ici même. Comptez sur nous.
- Bien, dit la magnifique Reine. Je ne doute pas un instant que vous ferez votre maximum. Tout le monde sait à quel point vous êtes tous dévoués à la fille de Notre Arbre de Vie, dit-elle en relevant de l’index le menton de son fils.
- Vous pouvez compter sur le soutien du peuple du Royaume des Dieux pour vous aider dans vos recherches, Grande Prêtresse et Chef Guerrier de la Grâce, les informe le Roi Mars.
Tous les autres dignitaires leur promettent leur soutien également.
Une fois que la foule a quitté la Salle du Trône, la Reine Vénus se tourne vers son fils.
- Dis-moi comment vous avez fait pour perdre une Grâce ? dit-elle avec une colère mal dissimulée. Toi, mon fils, qui en a la responsabilité avec la Grande Prêtresse, comment avez-vous pu laisser une chose pareille arriver ?
- Ça n’a pas de sens. C’est impossible qu’elle ait disparu. Némésis n’a flairé aucune odeur. Il n’y avait personne là-bas. Ce n’est pas normal. Rien n’échappe à Némésis, dit-il en posant la main sur la grosse tête de son tigre aux longues dents. Il aurait dû trouver sa trace, mais il n’a rien flairé.
- Comme je l’ai dit mon fils, si ça se trouve, il n’y a pas de Grâce. Ou alors, c’est que tu as mal fait ton travail. Mais ça tu vois, j’en doute.
Avant qu’Isis puisse entrer dans la conversation, un messager habillé comme un spartiate fait son entrée aux pas de course. Il donne une lettre au Chef des Guerriers de la Grâce et prend congé. Neptune fronce les sourcils et dit d’un ton rageur :
- Il n’y a rien. Ce relevé n’indique pas que quelqu’un soit passé dans les couloirs de l’Arbre de Vie ou dans celui qui mène jusqu’ici depuis la déflagration. On ne voit que le passage de vos Prêtresses, Isis.
- C’est quoi ces relevés ? demande la Reine.
- C’est un nouveau système que l’on a installé, dit le Roi aux cheveux poivre et sel. Il modélise le passage des gens. Il peut même parfois remonter de quelques années en arrière. Donne-moi ce document, mon fils. Ce système est précieux sur le champ de bataille. Il permet de voir où peut se cacher l’ennemi, mais avant tout, il permet de retrouver l’endroit où il a pu cacher des pièges.
- Ce document dit peut-être autre chose ? Il y a peut-être des passages plus anciens ? demande la vieille Prêtresse.
- Oui, il y en a un. Vieux d’un an environ. Une personne est venue ici. Je dirais plutôt une femme, lui répond Mars. Mais il n’y a aucune trace de son passage dans l’Arbre de Vie.
- Ce pourrait être tout simplement une femme de l’entretien, dit la Reine.
- Oui, ce serait possible, mais pas en se déplaçant de cette façon, montre le Roi sur le document. Tu vois sa démarche ? Elle semble avoir des pertes d’équilibre. Comme le ferait une toute nouvelle Grâce. De plus, elle vient du glisseur. Son passage ne va que dans un sens. Ce pourrait être elle… Oui… C’est tout à fait possible. Mais ce système n’est pas fiable à cent pour cent. Plus le temps passe moins c’est précis.
- Mais si elle est passée ici il y a un an, elle peut être n’importe où dans la galaxie maintenant. Autant chercher une aiguille dans une botte de paille, dit Isis déconfite.
- Seuls, nous ne la retrouverons peut-être jamais. Mais si toute la galaxie cherche avec nous, on la récupérera, dit Neptune avec conviction. J’ai juré de la protéger quoi qu’il arrive. Je compte bien honorer mon serment. Je remuerai ciel et terre pour elle. On la retrouvera.
- J’aime ta confiance en la vie, mon fils, dit Vénus en lui caressant la joue. Je vous suggère tout de même de ne pas ébruiter le fait qu’elle vous soit passée sous le nez il y a plus d’un an. Les gens pourraient douter de vos compétences à tous les deux.
- J’avoue que d’habitude, je ne suis pas pour ce genre de dissimulation, dit Isis. Mais pour une fois, je suis d’accord avec vous, Reine Vénus. Il ne faudrait pas semer la discorde au sein du Protectorat. L’équilibre est déjà précaire sans notre Grâce. Il ne faudrait pas semer le doute dans le cœur de nos peuples.
Une fois que la Salle du Trône s’est entièrement vidée, une silhouette sort de derrière un pilier. Un jeune garçon, d’environ une quinzaine d’années, n’a pas perdu une miette de l’échange entre les quatre personnes les plus influentes de la galaxie. Hadès est bien décidé à garder précieusement pour lui ces informations confidentielles.
*
Pendant que toute la galaxie cherche la Grâce, j’ai repris ma vie en main, sous l’œil bienveillant de mon nouvel ami. J’ai cessé de me lamenter. J’ai décidé de mettre mon incarcération forcée à profit. Je muscle mon corps, l’assouplit au maximum. Je veux en avoir un contrôle total. J’apprends à méditer durant des heures avec l’aide de mon colocataire. Je l’imite beaucoup. Je lui raconte ce que je ressens quand je suis dans cet état de relâchement. J’ai l’impression de voler comme un oiseau ou de courir dans une prairie. À ces moments-là, même incarcérée, je me sens plus libre que jamais. Malgré la folie évidente de mon ami imaginaire, ce dernier m’apaise au quotidien. Il me fait penser à un yogi que j’avais vu une fois dans un film. Grâce à lui, d’une certaine manière, j’ai enfin trouvé la paix. J’ai accepté le fait que mes enfants ne seront plus jamais là. Je sais que plus rien ne sera jamais comme avant. Je m’habitue graduellement à cette nouvelle réalité. Bien sûr, la souffrance est là. Elle restera dans mon cœur jusqu’à la fin de mes jours. Mais je suis persuadée que je peux tout de même vivre avec. Dorénavant, je m’oblige à vivre au présent.
Je me suis juré que je ne laisserai plus personne m’humilier et me rabaisser. Non, je ne me laisserai plus marcher dessus et rendrai les coups si nécessaire. Je ne suis plus la même femme. Je sais encaisser les coups et rester debout. Au lieu de me laisser détruire par toutes ces épreuves, je suis devenue plus forte que jamais. La colère est toujours présente au plus profond de mon âme, mais elle a baissé en intensité. Elle ne me submerge plus. Certains jours restent malgré tout plus difficiles que d’autres. Même avec les progrès que j’ai réalisés, j’ai toujours envie de me venger. C’est ce sentiment qui m’a remise debout. Je ne sais pas ce que je ferai si un jour je recroise mon bourreau. Pour l’instant, je rêve de lui ouvrir le ventre avec le couteau de chasse qui m’a tuée. Pour aller de l’avant, je me le répète en boucle pour tenir le coup dans les moments où le désespoir s’abat sur moi. Même si je sais que mon avenir n’est peut-être qu’une illusion, au moins, j’aurai la satisfaction de ne jamais avoir baissé les bras.